Emergence et entropie
Explication de l'émergence par l'entropie.
En philosophie des sciences, les phénomènes d’émergence sont généralement distingués entre émergences diachronique (successivité des « propriétés ») et synchronique (simultanéité des « niveaux ») (Humphreys 2008) ; mais aussi : l’émergence ontologique (occurrence d’une nouveauté qualitative) et l’émergence épistémologique (imprévisibilité des niveaux inférieurs) (Bunge 2003 ; Boogerd et al. 2005 ; O’Connor & Wong 2006). Or, par rapport à cette « successivité » et cette « simultanéité », ces phénomènes peuvent être traités à la lumière d’un concept physique important : l’entropie. En effet, le concept d’entropie est un cas suffisamment reconnu d’émergence (voir Sklar 1993). Il est censé (avec la seconde loi de la thermodynamique) rendre compte de l’asymétrie temporelle et du « lien » entre niveaux microscopiques et macroscopiques. Il permettrait d’exprimer l’énergie exploitable d’un système (Bruhnes 1909) et donnerait une mesure du désordre (Wehrl 1978). Il est pourtant mal compris et souffre d’une multiplicité définitionnelle (Wehrl 1991 ; Uffink 2001 ; Lieb & Yngvason 2003 ; Hu & Ye 2006). Le concept d’entropie est donc rempli de promesses mais reste à mains égards ambiguë – d’où l’intérêt d’une analyse critique.
La philosophie des sciences contemporaine procède souvent par études de cas. Afin d’analyser le concept d’émergence, nous considérons deux cas tirés des sciences contemporaines : (1) malgré les succès de l’entreprise réductionniste de la mécanique statistique, certaines propriétés macroscopiques, comme la température, la pression et aussi l’entropie, sont généralement considérées comme émergentes (Sklar 1993 ; Kronz et Tiehen 2002 ; Hüttemann 2005) ; (2) en génétique des populations, l’entropie peut être utilisée comme mesure de la covariance génétique et du potentiel reproductif (Demetrius 1974, 1977 ; Matthen & Ariew 2002 ; pour une critique voir Bouchard & Rosenberg 2004). Par ailleurs, le choix de ces cas est motivé, d’une part, par leur prédominance dans la littérature philosophique et, d’autre part, par le peu de tentatives d’identifier les ressemblances et les différences entre ces mêmes cas. Cela est d’autant plus pertinent et instructif que, traditionnellement, la philosophie des sciences se concentrait sur des exemples tirés de la physique et qu’elle tente aujourd’hui de s’abreuver davantage dans les sciences spéciales telle la biologie.
Ainsi, à partir d’une analyse critique du concept d’entropie et d’études de cas en physique et en biologie, la question qui est ici posée est de savoir si l’entropie permet oui ou non de rendre compte de ces cas d’émergence. À terme, cette étude dégagera les problèmes conceptuels de la notion d’entropie et apportera des solutions à sa clarification à la lumière de certains phénomènes d’émergence en physique et biologie. Cette étude permettra également d’apporter un éclairage utile aux débats entourant le réductionnisme et l’explication en sciences, mais aussi sur les besoins d’interdisciplinarité nécessitant une compréhension des interactions de savoirs distincts.